Le primat de l’existence sur l’essence est une affirmation qui conduit à renoncer au déterminisme biologique comme caractérisation figée de ce que serait un ordre politique. En fait, cette caractérisation ne saurait être pensée comme stable et inerte. Le passage par différents stades historiques d’évolution biologique et physiologique redéfinit à chaque fois ce qu’est un homme. Dire que l’homme est à chaque instant différent, c’est précisément reconnaître que notre espèce n’est pas prédéterminée à une certaine existence. En ce sens, il n’y a pas de morale universelle, mais seulement des principes reconductibles à dépasser. L’éthique humaine serait à reconsidérer en permanence, de manière à produire des maximes d’actions toujours adéquates au contexte. L’adaptation au milieu exige de redéfinir des caractéristiques à la fois sociales et biologiques, de sorte que s’accompagnent nécessairement des bouleversements dans le champ des principes moraux. Sans considération de ce qu'implique ce mouvement d'adaptation, on pose à tort que les maximes d’un homme vivant avant l’époque babylonienne devraient être les mêmes que celles de l’individu d’aujourd’hui. Comme expliqué dans le billet précédent, le constat de cette erreur est d’autant plus difficile à accepter qu’un Etat n’a aucun intérêt à reconnaître le caractère changeant des déterminations biologiques et éthiques de l’homme. En fait, dire que la nature de l’homme s’ancre dans le biologique ne signifie en aucune manière que ce qu’est l’homme est par avance prédéterminé. Dire pareille chose témoigne d’une incompréhension du naturel. La nature étant par essence changeante, toute détermination naturelle est appelée à évoluer. Ainsi, fonder une représentation de l’homme sur des principes naturels n’a aucun sens, sauf si ces principes ont à voir avec l’adaptation et l’évolution. Foucault a bien vu les dangers d’un Etat qui fonde une identité sur des principes biologiques, il faut simplement le rappeler pour s’y référer. Mais ce qui manque peut-être à une représentation de l’homme comme entité qui s’autoproduit elle-même, c’est l’idée que cette production par soi obéit au fond à quelque chose de naturel. Il n’y a pas la nature puis l’homme, il n’y a que la nature qui se meut. Au sein de celle-ci, l’évolution politique fait sens et cette signification (contrairement à l’affirmation Kantienne qui pose le primat d’une essence sur l’existence) ne peut être identifiée puisqu’elle se construit à chaque instant. Une intelligibilité de cette construction tient vraisemblablement dans ce qui découle de l’idée du primat sartrien de l’existence : il est naturel que l’homme affirme d’abord une existence dont découle une essence qui se construit à chaque instant, contrairement à une plante, dont l’existence découle d’une essence comprise dans le germe. Cela veut dire, puisque l’ordre politique humain s’inscrit dans une progression naturelle, que l’appropriation de l’essence et la capacité à se déterminer par soi-même est le sens de la progression naturelle qui ne vise certes pas un état figé de paix perpétuelle, mais bien plutôt l’effectuation mouvante et sans cesse renouvelée de l’affirmation de la liberté. Cette liberté, pour se réaliser au mieux, doit précisément s’abstraire des déterminations figées de la matière biologique afin que l’existence de l’esprit humain, peu à peu, puisse s’en affranchir en ayant pouvoir sur elle. Les conséquences politiques d’une telle compréhension sont suffisamment nombreuses pour n’appeler rien de moins qu’une reconsidération totale des notions de valeur éthique, de critère de jugement ou de justice.
Photographie : Christopher Shy.