On dépeint généralement Lovecraft comme l'écrivain de l'indicible, de l'horreur cosmique qui nous transit d'angoisse à la simple évocation des terreurs échappant à l'oeil du quotidien. Les Horreurs de Lovecraft sont souvent visqueuses, rampantes, difformes. Leurs caractéristiques principales reposent sur le mouvement, la difformité et l'imprévision. La terreur qu'elles nous inspirent serait alors suscitée par notre incompréhension, car nos exigences logiques réclament stabilité, précision et prévision. Nous dévisageons le spectacle de l'indicible en le déterminant selon des critères qualitatifs et quantitatifs. Dans le cas du qualitatif, notre entendement ne parvient pas à identifier de critères esthétiques à quelque chose dont le sens nous échappe totalement. Dans le cas du quantitatif, ces Choses demeurent par-delà le temps et l'espace, selon les mots de Lovecraft, et notre intelligence ne peut les saisir selon les formes de sa perception parce qu'elles se déploient en plus de dimensions que nous n'en pourrions comprendre. L'effroi qui nous envahit en les contemplant repose sur l'activité de l'imagination qui se représente leur mouvement impossible, l'agitation de leurs membres tentaculaires, l'aspect menaçant de leurs gueules béantes, et le viol de notre corps par leurs yeux innombrables et inquisiteurs. L'oeil de la Chose nous isole et nous rappelle à notre froide condition de solitude. La bouche nous menace en nous rappelant à notre statut de viande, offrant la proposition constante pour notre chair de se mêler à tout jamais à la sienne. Les membres tentaculaires sont autant de possibilités d'action pour la Chose qui se relaie ainsi d'autant plus à l'agencement cosmique. Le membre, long et sinueux, n'est pas l'affirmation d'une quelconque virilité ; assexuée, la Chose se déploie et asseoit une puissance en nous montrant qu'elle pourra toujours plus que nous car elle existe par-delà ce qui nous est possible d'espérer. L'Horreur, ou la Chose, s'exprime, et son expression nie absolument toute la puissance de notre humanité pour l'isoler et la ramener au rang de chair froide. La Chose, de ce fait, n'a d'indicible que ce que nous refusons de lui reconnaître, c'est-à-dire une supérieure connexion à l'ordre cosmique qui la pose comme notre prédateur. Lovecraft ne nous décrit donc pas une horreur fondée sur les vices de notre humanité, mais une angoisse reposant sur les limites de notre compréhension, de notre corps et de notre chair.
Tableau : Art de Eikoweb