En se posant comme un courant, l’existentialisme a peut-être laissé croire qu’il n’était qu’un point de vue parmi d’autres, que certains embrasseraient au même titre qu’une foi ou un engagement écologique. Dès lors qu’il y a appellation, on suppose qu’il y a choix d’appartenance, parce que le nom désignerait un groupe. De fait, il regroupe ceux qui penseraient comme Sartre ou Simone de Beauvoir, mais considérer le terme comme une simple désignation lui enlève beaucoup de son importance. Car l’existentialisme ne propose pas une vision de l’homme parmi d’autres, il pose qu’il n’y a qu’une seule manière d’envisager l’homme, à savoir qu’il n’y a pas de nature humaine puisque chez l’homme l’existence précède l’essence et que toute morale, tout sens, toute détermination est à construire dans la pratique et sur le moment présent puisque nous sommes parfaitement libres de choisir. Dans L’existentialisme est un humanisme, Sartre montre que le contenu de l’existentialisme (et pas l’appellation du mouvement) est le seul choix rationnel. C’est d’ailleurs un paradoxe puisqu’à partir du moment où je veux rester rationnel, je ne suis plus libre d’opter pour autre chose que ce contenu ; évidemment, ma liberté réside précisément dans le fait d’avoir le choix de décider de la bonne option et l’éthique existentialiste exige justement de moi que j’opte pour le choix dont découle un optimum de liberté. Un engagement est une détermination et, en cela, une limitation. Mais ce n’est qu’une limitation particulière, momentanée, qui ouvre justement le champ de la liberté totale : la possibilité de s’abstraire des déterminations d’une essence et ouvrir la voie d’une existence qui choisit à chaque instant ce qu’elle est en essence. La liberté consiste donc à s’autodéterminer. Parce que la détermination s’effectue en continu, dans le cours de l’existence, elle n’a rien de figé, et de ce mouvement, de cette création du sens que je donne à mes actes, découle précisément ma liberté. Il est ainsi tout à fait surprenant que des décennies après la production de cette pensée, des hommes, malgré leur éducation et leur lecture du courant qui a démontré le primat de l’existence, décident d’opter pour des voies fermées qui leur présentent un monde où l’homme se déresponsabilise. Freud expliquait dans L’avenir d’une illusion que l’engagement dans un dogme était une démarche visant à rassurer ses peurs, mais comprendre l’existentialisme, c’est comprendre justement qu’il n’y nulle criante à avoir à partir du moment où nous décidons du sens à donner à notre existence et à nos actes. Une idée, aussi brillamment argumentée et défendue que celle de Sartre, ne peut convaincre une masse qui en reste au régime de la persuasion. Pire, elle se heurte à l’exigence d’une morale institutionnelle, car lorsque l’Etat encourage un comportement comme étant le seul possible, il dicte à ses citoyens que l’homme est gouvernée par une essence et que son existence devrait être gouvernée par les lois morales. Poser le primat de l’existence, c’est évidemment proposer une dangereuse évolution des valeurs et des institutions. Un Etat ne peut encourager cela, ou il viserait sa transformation et donc la mort de sa forme actuelle. On peut donc conjecturer que si le peuple ne peut voir le sens et les implications rationnelles du propos de Sartre, c’est parce qu’il est emprisonné doublement : il est esclave d’un Etat qui souhaite l’extinction de son esprit critique, la négation de sa liberté à s’autodéterminer, et il est aussi esclave de ses angoisses entretenues par le poids douloureux d’une éducation qui rappelle tristement et faussement que l’individu est gouverné par une essence sortie d’on ne sait où. A quel moment une éthique libertaire pourra-t-elle et saura-t-elle s’imposer ? Sartre rappelle l’importance du projet existentialiste qui presse à l’engagement et à la défense son principe : « Ainsi, au nom de cette volonté de liberté, impliquée par la liberté elle-même, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité de leur existence, et sa totale liberté. Les uns qui se cacheront, par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, le les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu’elle est la contingence même de l’apparition de l’homme sur la terre, je les appellerai des salauds. […] des principes trop abstraits échouent pour définir l’action. […] La seule chose qui compte, c’est de savoir si l’invention qui se fait, se fait au nom de la liberté » (in L’existentialisme est un humanisme). De ce fait, l’Etat est à la fois salaud et lâche, il est de mauvaise foi car il ment en dissimulant la totale liberté de l’engagement et la valeur productrice de la découverte de l’absurde.