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Metamonde

"Je compte sur peu de lecteurs, et n'aspire qu'à quelques suffrages. Si ces pensées ne plaisent à personne, elles pourront n'être que mauvaises ; mais je les tiens pour détestables si elles plaisent à tout le monde." Diderot

Hypocrisie philosophique

Publié le 13 Mai 2010 par Meta in metamonde

20070714172155_folie_des.jpg Cioran disait dans son Précis de décomposition que le meilleur argument contre la philosophie était que tous les grands philosophes avaient bien fini. Faut-il penser que la philosophie est gangrenée par le manque de courage des philosophes ? On rétorquerait bien vite que Spinoza a pris de grands risques et mis sa vie en jeu, que Diderot a oeuvré tout autant que Voltaire contre des religieux et des conservateurs prêts à les mettre à mal, qu'un Socrate a été jusqu'au choix de la mort pour ses idées. On rappellerait aussi que ce qui force tout homme à entrer en pensée est bien souvent une souffrance ou un malaise et que les grandes pensées trouvent peut-être leur source dans de terribles névroses. Dès lors, s'il ne faut pas prendre la remarque de Cioran au sens strict, et y voir plutôt l'idée qu'il accuse les philosophes de ne pas aller assez loin dans l'engagement moral et surtout corporel, on devrait par contre critiquer l'obsession des philosophes à poursuivre leurs obsessions. Si on considère les praticiens de la philosophie, enseignants, chercheurs et consultants, ils affirment avoir la passion de la philosophie, un amour de la sagesse et de la connaissance, une volonté d'atteindre le vrai. Pourtant, combien de penseurs s'affranchissent des faits pour explorer des problématiques dans lesquelles ils se risquent à des conclusions hasardeuses ? Le philosophe malin aura tôt fait de dire qu'il ne se risque à des interprétations que dans le cas où la science n'a pas totalement clarifié un problème (l'évolution et le développement du vivant par exemple), ou bien dans un champ où elle ne s'est pas investie (comme la morale et l'esthétique). Mais à bien regarder la constitution des philosophies des uns et des autres, la volonté de construire une pensée systématique ou de combler les vides n'est-elle pas une obsession pour stabiliser un point d'instabilité générateur des angoisses qui ont mené le penseur à son entreprise philosophique ? Il suffit d'entendre les slogans et les discours des uns et des autres pour comprendre que la volonté de rigueur et d'exigence, la nécessité de ne s'appuyer que sur les faits, ainsi que le préconisait Hume, ont tôt fait de disparaître au profit d'un discours plongeant dans une métaphysique absconse et une rhétorique douteuse. Le philosophe moderne pétri de foi religieuse peut par exemple être tenté de réconcilier sa conviction et la réalité des faits qui ne valide pas la dite conviction. La tentation est ainsi grande de prêter au réel des propriétés et de poser sur le mouvement de ce même réel des principes hasardeux. Bergson avait-il tant besoin de s'embarrasser d'une mystique que Diderot récuse plus d'un siècle plus tôt ? Comment Jean Luc Marion peut-il s'autoriser, dans sa volonté de réconcilier foi et raison, à dire qu'il « faut le croire pour le voir », ou encore d'énoncer : « Ainsi la séparation entre foi et raison, trop vite tenue pour allant de soi et toute naturelle, naît-elle d'abord d'un défaut de rationalité, de la capitulation sans combat de la raison devant l'impensable supposé. Mais si l'on ne perd pas la foi par excès de pratique de la rationalité, il se pourrait au contraire qu'on perde souvent en rationalité, parce qu'on exclut trop vite la foi et le domaine qu'elle dit ouvrir (en l'occurrence celui de la Révélation). » D'où vient cette nécessité de penser la Révélation ? Pourquoi injecter dans la réalité un fait ou un principe fantasmé et posé sans fondement factuel et empirique comme réel ? Marion a raison de relever que Pascal disait qu'il faut aimer la vérité pour la voir, mais son argument analogique : « il faut aimer dieu pour le voir » ne saurait être tenable. Car d'une part il se fait sophisme en déclarant au matérialiste qu'il ne peut voir qu'il se trompe parce qu'il pose qu'il n'y a rien de plus que de la matière en mouvement et en sensation ; Marion ne voit-il pas que le matérialiste agit conformément au principe Humien de prudence et de mise à distance des principes non induits par les faits ? Ne voit-il pas que l'engagement de foi qu'il demande est contraire à l'esprit de rigueur et de pensée fondée sur l'expérience et les faits, et que la posture scientifique est censée ouvrir à toute possibilité sans pour autant s'engager sur une voie non prouvée ? Oublie-t-il que le physicien qui conserve sa foi en un dieu ne le fait généralement qu'en sachant pertinemment qu'il place dieu là où la science ne s'est pas encore engouffrée ? Peut-être le sait-il et tente-t-il de défendre une position rendue nécessaire par sa volonté de faire de son désir d'un dieu une réalité. Peut-être le peu de critiques à son égard sont-elles plus qu'une complaisance en voyant qu'il est un éminent spécialiste de Descartes : l'acceptation d'une malhonnêteté intellectuelle parce qu'une certaine intelligentsia y trouve son compte. D'autre part, la rhétorique est terrible d'efficacité sophistique parce qu'elle crée aussi un système clos de raisonnement : en disant que « seul l'amant voit l'amabilité de l'aimable », il affirme ainsi par analogie que le dieu chrétien demeure un impensé pour celui qui ne l'aime pas, refusant ainsi au non religieux le droit à pouvoir invalider la critique d'une telle posture ! Marion va jusqu'à déclarer que c'est dans la pensée de l'amour comme tension universelle à expérimenter afin d'éprouver la présence d'un dieu que se trouve l'opportunité de poursuivre la quête de la vérité exigée par la raison. Encore une fois, poussé par son principe de plaisir, guidé par une tension de désir ou d'angoisse qui oriente l'exercice de sa raison, le philosophe s'engouffre dans une brèche laissée vide pour retrouver ce qu'il souhaite ardemment sentir et construire : une présentation d'un certain divin, d'un indescriptible pour la science, le mouvement de quelque chose qui échappe à la sociobiologie. Combien de penseurs commettent la même faute morale que ce dépositaire des valeurs de l'Académie française ? Combien d'enseignants ouvrent une réflexion sur le désir, l'amour et la mystique sans connaître rigoureusement les lois de la gastrulation, de l'attraction des corps, de l'entropie ou de toute règle naturelle et empirique qui rend compte de mouvements matériels et ne sauraient être pervertis par leur articulation avec des principes délirants ? Si les philosophes actuels commettent une faute, c'est bien de s'autoriser à ne pas étudier rigoureusement les sciences actuelles et à se permettre le droit au fantasme et au délire, au nom d'un prétendu besoin de donner à la philosophie un rôle unique et déterminant qu'elle pourrait avoir par d'autres approches bien plus rigoureuses. Et ce qui peut peiner le penseur rigoureux et prudent, c'est de voir une part intelligente de l'humanité se complaire dans une catatonie psychotique et obsessionnelle qui la mène à chercher partout à l'aide de sa raison l'acquiescement à ses angoisses.

 

Photo : "La folie", vue sur Krizalid : http://www.krizalid.net/index.php?showimage=45&lang=fr

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O
<br /> <br /> Oui je suis bien l'auteur de Adam ou l'innocence et de deux autres ouvrages à le croisée de la philo et de la théo. Je comprends votre position, je connais les reproches que l'on fait à<br /> JL Marion (cf Maxence Caron, par exemple). Je crois qu'ils relèvent plutôt d'un malentendu (dans tous les sens du terme) et ce serait intéressant qu'il y ait une "disputatio" afin d'éclaircir le<br /> débat sans nécessairement le résoudre.<br /> <br /> <br /> Bien à vous et merci pour votre blog et site<br /> <br /> <br /> JM Rouvière<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Je manque de liens concernant les critiques adressées à JL Marion. Je connais quelques travaux de M Caron, mais je n'ai pas lu ses critiques à l'égard de JL Marion. Si vous avez un lien vers un<br /> document en rendant compte, je suis preneur.<br /> <br /> <br /> Oui, l'univers universitaire ne m'apparaît pas suffisamment ouvert à la rencontre et la confrontation positive des idées, les conférences étant souvent à sens unique. Une "disputatio" serait la<br /> bienvenue, en effet ! Cela permet assurément de dépasser l'écueil de la lecture individuelle qui conduit imanquablement le lecteur vers l'interprétation, et celle-ci est tributaire aussi des<br /> inquiétudes et de la méfiance. Si Mr Marion organise un tel échange avec des critiques, pensez à m'en faire part, je ferai un auditeur passionné.<br /> <br /> <br /> Je vous remercie,<br /> <br /> <br /> A. Fourdrinier<br /> <br /> <br /> <br />
J
<br /> <br /> Je vous trouve sévère envers JL Marion et sa façon de philosopher. Il me semble que les faits en matière de foi existent. Les Chrétiens disposent de textes, de témoignages, de vies consacrées<br /> etc. Je ne sais pas si possédons autant de faits pour nombre de personnages historiques ds temps anciens.<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Cher Mr Rouvière (comme Jean Marc Rouvière, l'écrivain ?),<br /> <br /> <br /> Il est vrai que je suis sévère avec Mr Marion, et je le suis toujours avec cette manière de pratiquer la philosophie (ce qui ne m'empêche pas de reconnaître la qualité de ses recherches<br /> érudites). Un billet de blog est toujours un foyer de réflexion et ne peut jamais contenir suffisamment d'arguments et de précisions comme devrait le faire un livre, et ce billet est par<br /> conséquent lacunaire quant à tout ce qu'il devrait prendre en compte. Il y a plusieurs choses dans ce que vous remarquez et bien que je saisisse pourquoi vous les associez (si vous êtes le<br /> monsieur que je crois avec la production que je lui connais), je me dois de les dissocier pour clarifier un peu le propos. Que signifie un fait en matière de foi ? Si vous vous référez à<br /> l'existence de Jésus et au nombre de textes qui s'y réfèrent, c'est en effet un événement construit comme fait par l'historien qui l'étudie comme possibilité vraisemblable et le religieux qui y<br /> prête foi. Mais que faire avec le récit d'une ascension, par exemple ? Effectivement, cela semble aussi un événement rapporté, un fait construit par celui qui le rapporte. Dès lors, dans le cas<br /> de l'existence du personnage, comme dans le cas de l'ascension, il ne semble pas possible de dissocier deux natures de fait. Dès lors, l'historien a le devoir d'écarter le vraisemblable du non<br /> vraisemblable (vous connaissez peut-être le discours Humien) en vertu du probable et de l'improbable : la présence d'un prophète est fort probable, son ascension et le fait que la nature se mette<br /> à délirer est improbable. En revanche, l'homme de foi religieuse adhère par le coeur, par acte d'amour dirait peut-être St Augustin, et en ce sens, use de sa raison en posant qu'alors même que ce<br /> fait est improbable, il faut laisser un doute s'installer quant à son improbabilité et faire le saut de la foi car peut-être que ce saut me permettra de voir ce qui ne peut être vu par un autre<br /> biais. C'est là la posture du religieux, et d'un point de vue Humien ou Freudien, elle n'est pas rationnelle. Pour Hume, le rationnel, c'est l'adhésion au probable, aux faits d'expérience et le<br /> refus de l'invraisemblable ("Enquête sur l'entendement humain") ; pour Freud, le rationnel, c'est l'exercice du principe de réalité, le religieux posant dans son acte de foi son principe de<br /> plaisir comme principe d'adhésion à ce qui lui apparaît ("l'avenir d'une illusion", "malaise dans la civilisation"). Je sais pertinemment que pour Augustin ou Pascal, cette posture a tout de<br /> rationnel, mais au nom des vertus et de l'importance que je prête au principe de raison, je conteste l'exercice de la raison sous cette forme qui m'apparaît comme une dégénérescence de son<br /> principe. J'imagine qu'il y aurait beaucoup à dire, sur ce débat, via la pensée du concept de raison chez Kant comme principe directeur et non explicatif. Autrement dit, si je suis sévère avec Mr<br /> Marion, c'est parce que je pense sincèrement que sa manière de philosopher est d'un autre temps, d'une époque où la rigueur scientifique n'était pas encore celle de la science expérimentale<br /> actuelle. Je ne conteste en aucune manière le fait que son approche obéisse à une certaine logique, mais j'insistais dans ce billet sur le fait qu'il y a une manière d'exercer la raison qui nous<br /> conduit à faire un saut de foi et nous mène non seulement souvent dans l'antinomie, mais aussi dans l'aveuglement de la foi (je ne me permettrais pas de lancer à Mr Marion l'idée trop simpliste<br /> que l'amour est aveugle, mais cette idée au demeurant freudienne est là). Par-delà la posture de Mr Marion que je prenais comme exemple, j'attaquais celle des philosophes qui en général<br /> s'autorisent des disgressions intellectuelles qui détournent à mon sens la philosophie de son travail régulateur (pour la société comme pour soi-même), travail que je considère comme devant<br /> constituer son principe d'action. Vous me ferez remarquez peut-être, et à juste titre, que bon nombre de mes billets de blog n'ont rien de scientifique, ce qui est tout à fait vrai, mais ce ne<br /> sont pas des actes de foi, et ils ne sont pas non plus des précis de philosophie, justement ; ce sont des interprétations d'oeuvres, des "regards" non scientifiques, des propositions d'analyse<br /> esthétique en vue de produire du sens, au même titre que vous-même donnez dans Adam ou l'innocence en pesonne (je ne l'ai pas lu, je relève ici un titre dont je viens de lire quelques<br /> passages pour répondre par ce billet) un regard fécond et (ne m'en veuillez pas, c'est ici positif selon ma perspective) littéraire. Si Mr Marion proposait un regard sur la Bible en vue d'une<br /> interprétation philosophique, je n'aurais pas saisi mon révolver tel Hawkins entendant parler du chat de Schrödinger, j'aurais plutôt apprécié la beauté d'une pensée en acte qui use de sa raison<br /> pour approfondir la puissance symbolique du texte et ce qu'il peut nous apprendre en termes d'éthique. Mais lorsqu'un philosophe use de sa pensée comme le fait Mr Marion dans certains textes et<br /> selon le mode qui est dans ce cas précis le sien, j'entre en révolte et je défends ce qui dois, à mon sens, l'être de ce qui l'attaque, à savoir la nécessité de laisser le religieux dans le<br /> domaine de la morale ou de l'esthétique, et en aucune manière du côté de l'entendement et de la croyance scientifique et rationnelle qui devraient selon moi guider tout homme au 21ème siècle dans<br /> son entreprise de connaissance de la réalité. Je me doute que nous n'arriverons pas à nous convaincre, nous avons sans doute fondé notre représentation du monde sur des principes très différents,<br /> mais il s'agissait ici de clarifier ma démarche. Si j'en avais le pouvoir, je n'entendrais pas demander à ceux dont je juge sévèrement la pratique philosophique de quitter leur siège de<br /> philosophe. Ce blog est aussi, outre ses critiques esthétiques, une modeste contribution à un effort pour défendre une vue de la philosophie, et pour me la rappeler constamment, et pour<br /> participer au front de ceux qui entendent la philosophie dans le sens que je contribue à défendre.<br /> <br /> <br /> Je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de préciser mon propos.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />