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Metamonde

"Je compte sur peu de lecteurs, et n'aspire qu'à quelques suffrages. Si ces pensées ne plaisent à personne, elles pourront n'être que mauvaises ; mais je les tiens pour détestables si elles plaisent à tout le monde." Diderot

2046

Publié le 21 Octobre 2009 par Meta in Cinéma

Difficile de nier que tous les films de Wong Kar Wai proposent une riche illustration des problématiques liées au désir. 2046 fait suite à In the mood for love en présentant le même héros mais dans une posture fort différente. Si dans le premier film le personnage était hésitant et timide, blessé et déçu à deux reprises (la première racontée dans In the mood for love, la deuxième hantant l'arrière-plan de 2046), il devient séducteur, entreprenant et coureur dans le second. Sans doute serait-il délicat (et indélicat) de lister l'ensemble des questions relatives au problème du désir amoureux qu'aborde Wong Kar Wai dans la réalisation de son film, mais il en est une dont l'enjeu concerne notre libre rapport à la passion et pas seulement le fantasme de ce personnage particulier : choisit-on d'aimer ou subit-on le joug du désir ? A en croire la tragédie grecque, le désir est le fruit des facéties d'Eros, engendré par la blessure d'une flèche qui ne nous laisse aucune alternative, menant Phèdre à la déchéance et à la mort. Phèdre a-t-elle réellement subi la dictature d'Eros ? N'a-t-elle pas au fond choisi d'aimer son beau-fils ? A écouter Epictète, dans la mesure où toute passion relève d'un jugement et, par là, d'un certain contrôle, se laisser aller à l'émotion serait le fruit d'un assentiment, de sorte que si plétore d'individus sont susceptibles de nous séduire, nous nous laisserions volontairement aller à certains d'entre eux plutôt qu'à d'autres. Le désir est-il donc le fruit d'un choix plus ou moins conscient ? Dans la mesure où nous serions conditionnés à aimer telle ou telle chose, telle proportion, telle apparence, et parce que même dans le cas où notre choix semble transgresser les codes établis nous faisons peut-être ce choix car nous voulons nous opposer à la norme instaurée par le joug familial et social, on serait tenté de dire pourtant que le désir est conditionné. Il est clair que l'individu n'est jamais totalement libre dans l'expression de son désir. Sans doute avons-nous choisi cette femme ou cet homme par ressemblance avec notre parent ou par manque de l'un d'eux, peut-être désirons-nous telle personne parce que nous sommes enclin à désirer l'apparence que l'écran nous mène à aimer. C'est là le paradoxe de ceux qui n'ont pas suffisamment réfléchi à la nature de leur désir, car d'un côté ils affirment que « c'est comme ça », qu'ils aiment tel objet et qu'ils n'y peuvent rien, mais d'un autre, ils refusent de reconnaître qu'ils ont été influencés par l'extérieur dans le choix de ce désir. Comment peuvent-ils ignorer la contradiction qui les habite ? Car s'ils subissent le désir, celui-ci est bien venu de quelque part, et s'ils ont été attirés par cette personne aux cheveux bruns et non par l'autre aux cheveux blonds, à potentiel de séduction égal, quelque chose les a poussés à ce choix qu'ils prétendent justement subir. Il semble difficile de remettre en question l'idée qui consisterait à dire que nos désirs nous sont quelque part dictés par des facteurs qui nous échappent, mais ne jouons-nous pas un rôle, sans l'aide de l'extérieur dans le rapport que nous entretenons au désir ? Telle femme battue trouve parfois la ressource aberrante d'excuser la violence de son compagnon, justifiant son acte par le fait qu'il l'aime. Tel homme opprimé par sa compagne possessive trouve le moyen de justifier le fait qu'il demeure auprès d'elle alors même qu'il perd peu à peu toute liberté. Ne sommes-nous pas responsables de la manière dont nous nous laissons aller au désir même si celui-ci nous est proposé et même, semble-t-il, imposé par l'extérieur ? Que dit Wong Kar Wai dans 2046 ? Que si le personnage principal est devenu un séducteur par réaction à la déception amoureuse, il l'a fait en toute conscience. En ce sens, cette déception l'a conditionné à l'état de coureur entreprenant, mais il est manifeste que 2046 montre qu'il l'a choisi, ou plutôt qu'il a donné son assentiment à cette possibilité. Toutes les fois où son désir n'est pas satisfait, alors même qu'il pourrait se dire que s'il n'a pas gagné celle-ci, il peut bien pourchasser celle-là, son écriture devient toute hantée des femmes qu'il n'a pu conquérir. Chaque figure manquée devient une poupée inaccessible et infiniment désirable, transformant le désir de Wong Kar Wai en désir typiquement proustien, un désir décuplé par l'inacessibilité et éteint par la facilité de l'entreprise. On pourrait ainsi penser que le personnage subit totalement le joug du désir, en ce sens qu'il dépend alors de la réaction de ses conquêtes potentielles : le refus dynamise le désir, et l'acceptation vaut pour extinction. Pourtant, le film utilise une voix-off à dessein : le personnage se pense et se juge, analyse toute situation, tout agencement de ses passions, de sorte que le spectateur a toujours connaissance du fait qu'il est parfaitement conscient de ce qui le motive, le hante ou le freine. On pourrait alors s'attendre à ce qu'il reprenne possession de sa vie amoureuse et cesse de subir la hantise des fantômes du passé. S'il restera hanté à vie, deux moments du film illustrent une prise en main de sa vie amoureuse : le renoncement à séduire la jeune fille du réceptionniste et le refus de reprendre la relation avec sa voisine de palier. Dans le premier cas, il séduit jusqu'au moment où la pensée de sa situation le mène à choisir consciemment de la pousser dans les bras de son ancien amant. Il va jusqu'à reconnaître que cette situation n'était pas un échec mais sans doute quelque chose de préférable, marquant ainsi une certaine maturité dans sa vie amoureuse, parce qu'il a décidé de circonscrire son désir à l'état d'un simple fantasme et qu'il a alors fait la distinction entre le fantasmatique et le souhaitable. C'est peut-être à ce moment que le personnage apprend à dissocier le souhait du fantasme. Dans le second cas, il renonce à retourner dans les bras de la voisine, si désirable et si ravissante. Il prend conscience d'une certaine médiocrité dans sa vie amoureuse, il se soumet à la hantise de ses échecs, parfaitement conscient que « l'amour de sa vie, on le croise souvent trop tôt ou trop tard » et que cette vision prendra corps en tant qu'omniprésence fantômatique et fantasmatique, mais il reprend en même temps possession de son droit à constituer ses souhaits par l'exercice de son jugement puisqu'il comprendra que revenir avec la voisine, si cela est à aimer, n'est pas à vouloir. En ce sens, le personnage a parfaitement compris qu'aimer ne signifie pas vouloir et que la volonté a le droit et le devoir d'être dissociée de la tension amoureuse. A ce titre, il devient manifeste que Wong Kar Wai met en évidence le fait que la maturité mène l'individu à choisir, à opérer une sélection parmi un ensemble de possibilités amoureuses, toutes aussi désirables, mais dont l'une ou l'autre devra être préférée au regard de ce que l'individu veut faire de sa vie. Prendre possession de sa vie amoureuse, c'est ici savoir renoncer à ce qui peut faire battre notre coeur plus fort pour choisir un rythme plus régulier et par là-même plus nostalgique, de cette nostalgie qu'on refuse dans la jeunesse et que l'on apprend à aimer dans la vieillesse et la tendre indifférence dont elle peut s'accompagner. Si 2046 parle de l'anticipation d'un monde de littérature, s'il est un film traitant du fantasme, il est aussi une oeuvre baignée dans la question de la nostalgie.


Sélection de scènes de 2046 : http://www.youtube.com/watch?v=g6Db8riyayk

 

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