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Metamonde

"Je compte sur peu de lecteurs, et n'aspire qu'à quelques suffrages. Si ces pensées ne plaisent à personne, elles pourront n'être que mauvaises ; mais je les tiens pour détestables si elles plaisent à tout le monde." Diderot

Homoncule sensitif

Publié le 19 Avril 2008 par Meta in Littérature

En tant que production artistique, le manga abrite parfois des œuvres majeures. Difficile de dresser une liste des chef-d’œuvres qui ont marqué la courte histoire du manga, mais parmi ceux-ci il y a à coup sûr Homunculus, écrit et dessiné par Hidéo Yamamoto. C’est le contenu, en révélant un indicible du quotidien qui ancre une perspective métaphysique sur notre époque. Car les critiques qui le décrivent comme un manga psychologique se trompent, en ne voyant pas ce qui se cache de l’autre côté, en ne sachant pas lire le négatif des images. Que raconte Homunculus ? L’histoire d’un homme qui, pour des raisons qui importent peu, a quitté son quotidien. Fauché, il risque de sombrer parmi les délaissés et pourtant s’y refuse. Il vit donc dans sa voiture, entre un hôtel de luxe et les tentes des sans-abris. Lorsqu’il le peut, il roule, à tout va, sans but. Si la société ne saurait lui laisser d’alternative, l’irrémédiable ne se produit pas lorsqu’un jeune chercheur vient lui proposer une trépanation contre une grosse somme afin de prouver que celle-ci n’ouvre pas de possibilités extrasensorielles. Et effectivement, troué sur le front, Nakoshi n’est ni télépathe et perçoit encore moins des fantômes. Ce n’est pas le fantastique qui surgit bientôt, mais l’illusion. Ses premières perceptions semblent des déformations : il voit un homme à tête de poisson, une femmes sans coup, un garçon sans relief, une fille arbuste. Que s’est-il passé ? Ni hallucinations, ni réalité. Nakushi perçoit le devenir de chaque individu qui en possède un, et c’est pourquoi tous ne lui apparaissent pas déformés. Chaque individu perçu de la sorte est une anomalie. La différence avec l’anormal réside dans le fait que l’anormal est un monstre qui transgresse ou contrarie la règle. L’anomalie, en revanche, n’est pas de rapport à l’ordre, elle est une tension, un signe d’échappement, un phénomène de bordure. Le yakuza que Nakoshi perçoit comme un gamin abrité dans un robot est un devenir-enfant tant qu’il n’a pas réussi à résoudre son angoisse d’antan. De même le clochard est un devenir-réservoir, qui se remplit et se vide, devenant successivement bouche, contenant et verge. Ils deviennent parce qu’il y a en eux des tensions qui échappent à leurs désignations quotidiennes. Facile de reconnaître ici les approches d’Artaud ou de Deleuze. Mais l’œuvre de Yamamoto ne se concentre pas sur la vie des gens, mais sur les raisons pour lesquelles Nakushi les perçoit tels. Pourquoi saisit-il ainsi leurs devenir-choses, leurs devenir-anus ou leurs devenir-animaux ? Il faut remonter au titre de l’œuvre. Qu’est-ce que l’homoncule ? En termes psychologiques, il s’agit de deux modes de représentation. L’homoncule sensitif est la représentation cérébrale des zones de réceptivité (hémisphère gauche), tandis que l’homoncule moteur est la représentation cérébrale des zones de motricité (hémisphère droit). Ainsi le cerveau se figure d’une certaine manière certaines zones de réceptivité. Le scientifique qui a ouvert le corps de Nakushi lui demande de se servir surtout du sensitif, afin de savoir précisément s’il voit plus de choses. Et effectivement, ce que se figure Nakushi, ce sont des zones sensorielles exagérées, des bouches, des verges, des ventres, des doigts. Les zones se déploient et s’exagèrent. Il perçoit le réceptif en eux, leurs zones primordiales de réception, les zones de tension nerveuse. On voit là le lien avec le troisième sens d’homoncule, l’ancien sens alchimique, l’être créé, le petit être, celui qui est en gestation et en devenir. Ils sont tous des homoncules, tous des êtres en devenir habités d’une tension nerveuse qui les pousse selon cette ligne de fuite. Nakushi est l’homoncule libéré qui sent les autres parce que libéré des formes, des codes, de l’organisation des corps, il traverse les structures de l’œil, atteignant les zones de connexion intensives. Un trou dans la tête pour sortir du crâne, un trou dans la tête pour s’échapper. Devenant pur devenir, il saisit celui des autres, il s’est ouvert à l’univers des particules, des anomalies, des indicibles et des mouvances. Rien n’est plus figé ni fermé, de sorte qu’enfin toute sa vie devient une tension, une étincelle d’intensités.

 

 

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